L'archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne (Editions du Seuil, Paris, 1974, tome I)

Publié le par DAMIAN974

J'ai pris dix pages de notes sur le premier tome de cet ouvrage, tant il m'a appris. Naturellement, j'ai choisi de ne retenir ici que certains des passages les plus marquants.

Alexandre Soljenitsyne a remporté le Prix Nobel de Littérature. Je recommande grandement cet ouvrage. Je dois concéder ne pas avoir lu le tome II. Je le lirai dans quelques temps. On ne lit pas les trois tomes de cette description du système totalitaire russe d'une traite. Il vaut mieux laisser du temps entre les ouvrages tant ce qu'on lit rend pessimiste.

 

Dès la page 9, on peut lire, alors que les assassinats se chiffraient déjà par millions, cette déclaration de Krylenko lors du procès du Parti industriel :

« Pendant la période de dictature et alors que de tous côtés nous étions entourés d'ennemis, nous avons parfois fait preuve d'une douceur, d'une mansuétude superflues. » (Krylenko, déclaration au procès du Parti industriel). »

Puis, il s'interroge : « Comment fait-on pour gagner cet Archipel mystérieux ? Avion, train, bateau, à toute heure un moyen de transport est en marche qui y conduit, mais aucun d'eux ne porte de plaque de destination. Et les employés des guichets ou des agents des services de tourisme intérieur ou de l'Intourist seraient bien étonnés si vous leur demandiez un billet pour cet endroit-là. Aussi bien l'ensemble de l'Archipel que chacune de ces innombrables îles, ils ne les connaissent pas, ils n'en ont jamais entendu parler.

Ceux qui se rendent dans l'Archipel pour administrer passent par les écoles du MVD.

Ceux qui se rendent dans l'Archipel pour y être garde-chiourme sont recrutés par les commissariats militaires.

Et ceux qui s'y rendent, comme vous et moi, pour y mourir, ami lecteur, pour ceux-là, il n'est qu'une voie, obligatoire et unique, l'arrestation.

L'arrestation ! Est-il besoin de dire que c'est une cassure de toute votre vie ? Un coup de tonnerre qui tombe de plein fouet sur vous ? Un ébranlement moral insoutenable, auquel certains ne peuvent se faire, qui basculent dans la folie ?

Le monde recèle autant de centres qu'il compte d'êtres vivants. Chacun de nous est le centre du monde, et l'univers se fend en deux lorsqu'on vous jette dans un sifflement : « Vous êtes arrêté ! » (....) Mais, leur cerveau enténébré les rendant incapables de comprendre ces déformations de l'univers, les plus subtils comme les plus simplets d'entre nous restent bouche bée, et de l'expérience de toute une vie ne trouvent rien d'autre à extraire que : « Moi ?? Pourquoi ?? » - question répétée des millions et des millions de fois avant nous et qui n'a jamais reçu de réponse. » (p10)

A la page suivante, on lit : « Une arrestation traditionnelle, c'est encore autre chose, après le départ du pauvre hère que l'on vient de prendre : c'est, des heures durant, dans votre appartement, une force qui crochète, qui éventre, qui arrache et jette ce qui pend aux murs, qui vide armoires et tiroirs de leur contenu, qui secoue, qui éparpille, qui découpe, et des montagnes de choses qui s'entassent par terre, et les bottes qui crissent. Et il n'est rien de sacré lors d'une perquisition ! Lorsqu'on vint arrêter le mécanicien de locomotive Inochine, il y avait dans sa chambre un petit cercueil contenant le corps de son enfant qui venait de mourir. Nos juristes jetèrent l'enfant hors du cercueil, les recherches s'étendirent jusque-là. »

C'est dire la densité d'écriture. Cette tension est maintenue tout au long du premier tome ou presque.

On lira aussi : « Des dizaines d'années durant, le trait distinctif des arrestations politiques a justement consisté chez nous à s'emparer de gens qui n'avaient commis aucune faute et que rien, partant, ne prédisposait à la résistance. Il s'était instauré un sentiment général de fatalisme, on avait l'idée – assez juste, du reste, étant donné notre système de passeport intérieur – qu'il était impossible d'échapper au Guépéou-NKVD. Au plus fort, des épidémies d'arrestations, quand les gens, partant pour leur travail, faisaient chaque jour leurs adieux à leurs familles car ils ne pouvaient être assurés d'être de retour le soir, même alors, presque personne ne prit la fuite (il y eut quelques rares cas de suicides). C'est tout ce qu'on leur demandait. A mouton docile, loup glouton. » (pp. 15-6)

Dans le même ordre d'idées, l'auteur avance : « « La résistance ! Où donc a-t-elle eu lieu, votre résistance ? », ainsi se font aujourd'hui morigéner ceux qui ont souffert par ceux qui ont eu de la chance. Oui, c'est à partir de là qu'elle aurait dû débuter. Il n'y eut pas de début. » (p19)

En relisant mes notes, je m'aperçois qu'il faudrait tout conserver, tout donner à lire, et pourtant je sabre encore. Voilà, un nouveau passage : « Olga Tchavtchavanadzé raconte le déroulement des faits à Tbilissi : en 1938, on arrêta le président du comité exécutif municipal, le vice-président, tous les chefs de service (au nombre de onze), leurs adjoints, tous les agents comptables principaux, tous les directeurs des services économiques. Puis, on en nomma de nouveaux. Deux mois s'écoulèrent. Et voici que derechef on arrêta : le président, le vice-président, tous les chefs de service (au nombre de onze), tous les agents comptables principaux et tous les directeurs des services économiques. Restèrent en liberté : les comptables subalternes, les dactylos, les femmes de ménage, les coursiers... » (p57)

Il faut lire les pages 58 et 59 qui sont d'une intensité telle qu'il aurait fallu les recopier dans leur quasi totalité. Plus loin, en p.77, Alexandre Soljenitsyne note : « Quelles qu'aient été les années et les décennies, une instruction ouverte en vertu de l'article 58 n'a PRESQUE JAMAIS eu pour objet la découverte de la vérité, mais s'est toujours réduite à une opération inévitable et nauséabonde : prendre un homme à peine arraché à la liberté, parfois fier, toujours impréparé, le courber, (...). » Dans le même ordre d'idées, il poursuit : « Personne ne sait de quoi on l'accuse ; impression générale : on arrête sans motif. Dans toute la cellule, une seule femme sait pourquoi elle est là : c'est une socialiste-révolutionnaire. Première question de Iagoda : « Pour quelle raison êtes-vous ici ? » - c'est-à-dire, donnez vous-même des arguments, aidez-nous à fabriquer votre affaire. Et l'on raconte EXACTEMENT LA MEME CHOSE du Guépéou de Riazan en 1930 ! L'impression générale est que tout le monde a été coffré sans raison. Les chefs d'accusation faisaient à ce point défaut que I.D.T... va se voir accuser de... porter un faux nom. (...). » (p 78)

Revenant sur la résistance de quelques-uns, l'auteur écrit : « Les commissaires instructeurs se relayaient, s'assemblaient, agitaient leurs poings sous le nez de la vieille, mais elle leur répliquait : « Vous ne pouvez rien contre moi, même si vous me coupez en morceaux. Vous avez peur de vos chefs, vous avez peur l'un de l'autre, vous avez même peur de me tuer. (Ils perdraient la filière.) Mais moi, je n'ai peur de rien ! Je suis prête à l'instant même à répondre devant le Seigneur ! »

Il y avait, oui, en 1937, des gens qui, après l'interrogatoire, ne revenaient pas dans la cellule chercher leur baluchon. Qui avaient choisi la mort, mais n'avaient déposé contre personne. » (p 102)

Alexandre Soljénitsyne est lucide. Il note : « Je me targuais du désintéressement et d'esprit de sacrifice, alors que j'étais prêt à devenir bourreau. Et si je m'étais retrouvé dans une école du NKVD sous Iéjov, peut-être aurais-je été à point sous Béria ? Que le lecteur referme ici ce livre s'il en attend une accusation politique. Ah, si les choses étaient simples, s'il y avait quelque part des hommes à l'âme noire se livrant perfidement à de noires actions (...). » (p 127)

Il raconte l'histoire d'Andreï Andreïevitch Vlassov qui devient général de brigade de l'armée rouge et qu'on laisse crever parce qu'il a fait une trop grande percée contre les nazis. Il passe alors du côté allemand.

« Au milieu de la débâcle générale, sans l'accord de l'Oberkommando, Vlassov, à la fin du mois d'avril, rassembla deux divisions et demie de ses troupes devant Prague. Il apprit alors que le général SS Steiner s'apprêtait à détruire la capitale tchèque, pour ne pas la rendre intacte. Et Vlassov donna l'ordre à ses divisions de passer du côté des Tchèques insurgés. Et toute la rancoeur, toute l'amertume, toute la hargne que trois années de cruauté et d'absurdité avaient accumulées contre les Allemands dans ces poitrines russes en servitude, ces hommes s'en libérèrent à présent en attaquant les Allemands : ils les boutèrent par surprise hors de Prague. (Les Tchèques ont-ils tous compris par la suite, QUELS Russes avaient sauvé leur ville ? » (p191). Puis, l'auteur raconte comment cette armée de 90000 hommes a été livrée par Roosevelt et Churchill à Staline tout en sachant très bien de qu'il allait en faire.

Le passage qu'il consacre à Staline dans les pages 292 à 295 est éloquent. Il est presque admiratif de la façon avec laquelle « l'homme de fer » a éliminé tous ses concurrents. Plus loin, il écrit, toujours à propos de Staline : « Dans une maison que je connais, où vivent d'anciens z/k, on observe le rite suivant : le 5 mars, jour de la mort de l'Assassin en chef, on dispose sur les tables les photos des victimes, fusillées ou mortes dans les camps, quelques dizaines, celles qu'on a réussi à rassembler. (...) Si seulement on le faisait partout ! Pour que nous puissions garder de la mort de tous une cicatrice sur le coeur. Pour que tout de même, ils ne soient pas morts EN VAIN. » (p 316)

 

L'auteur reprend vite sa litanie de notes désespérantes sur le système totalitaire soviétique. Ainsi peut-on lire : « Qu'il soit permis ici de consacrer une brève note à la petite Zoé Vlassov, alors âgée de huit ans. Elle aimait follement son père. Il lui devint impossible de rester à l'école (les autres la harcelaient : « ton papa est un nuiseur ! ») Elle sortait les griffes : « mon papa est gentil ! » Elle ne survécut qu'un an au procès (elle n'avait jamais été malade auparavantà et de toute cette année-là ELLE NE RIT QU'UNE SEULE FOIS. Elle allait toujours tête basse et les vieilles prédisaient : « Elle regarde la terre, elle mourra bientôt. » Elle fut emportée par une méningite et dans son agonie, elle ne cessait de crier : « Où est mon papa ! Rendez-moi mon papa ! » Quand nous comptons les millions d'hommes qui périrent dans les camps, nous oublions de faire la multiplication par deux, par trois... » (p307)

Nous sommes tout à fait d'accord avec ce passage : « Nous avons l'habitude de n'estimer que le courage militaire (celui aussi qui vole dans le cosmos), le courage qui s'accompagne du tintement des décorations. Mais l'autre courage, le courage civique, nous l'avons oublié, or c'est lui et lui seul qui est nécessaire à notre société, c'est lui et lui seul qui nous fait défaut. » (pp. 329-330)

On croyait avoir tout lu. Et pourtant, le récit de l'arrivée au camp, en Sibérie, est, là aussi, éloquent :

« Mais que croyez-vous donc ? C'est bon pour les chevaux de s'arrêter et de se soulager ! Les chiens, eux aussi, doivent aller à l'écart et lever la patte contre une palissade. Mais nous, les hommes, nous pouvons faire nos besoins tout en continuant de marcher. Pourquoi nous gênerions-nous ? Ne sommes-nous pas dans notre patrie ? Cela sèchera à l'étape. » (p 372).

Ou encore : « Tenez, Ivanovo, ce n'est pas une prison de transit très renommée, mais interrogez donc ceux qui y ont été engermés pendant l'hiver 37-38... La prison n'était PAS CHAUFFEE et on n'y gelait pas, au contraire : on couchait déshabillés sur les planches d'en haut. On avait fait sauter toutes les vitres pour ne pas être asphyxiés. La cellule 21 devait abriter vingt détenus, or ils étaient TROIS CENT VINGT-TROIS. Il y avait de l'eau par terre sous les châlits, des planches alignées dans l'eau sur lesquelles on couchait. C'est justement là que les fenêtres brisées envoyaient le froid. Pour tout dire, en bas, sous les châlits, c'était la nuit polaire. Il n'y avait aucune lumière, ceux qui étaient allongés et ceux qui se tenaient debout entre les châlits masquaient tout le jour. Il était impossible de se frayer un chemin dans le passage pour aller à la tinette, il fallait s'agripper aux extrémités des châlits. On ne distribuait pas la nourriture à chacun des détenus, mais par groupes de dix. Si l'un des dix mourait, on le fourrait sous le châlit et on l'y gardait jusqu'à ce cadavre empestât. Ainsi pouvait-on continuer à toucher sa ration pendant quelque temps. » (p 377)

 

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